Publié le 20/04/2021

Nadia Santini,
l’émotion en partage

Covid oblige, la rencontre s’est faite par téléphone. Et pourtant le charme a opéré. Car si la cheffe du restaurant Dal Pescatore, au sud de Mantoue en Italie, sait cuisiner, elle sait aussi raconter des histoires.

Nadia Santini, |l’émotion en partage

Nadia Santini et son fils Giovanni, une histoire de famille en cuisine

Covid oblige, la rencontre s’est faite par téléphone. Et pourtant le charme a opéré. Car si la cheffe du restaurant Dal Pescatore, au sud de Mantoue en Italie, sait cuisiner, elle sait aussi raconter des histoires.

La haute gastronomie, malmenée par la pandémie et ses conséquences, ne me manquait pas vraiment. Les menus à emporter réconfortants mangés depuis un an avaient fini par faire oublier le grand frisson de ces tables qui en imposent, et pas que dans l’assiette. Et puis la flamme s’est ravivée. C’était il y a quelques semaines, à l’occasion de ce portrait justement. Rendez-vous avait été pris avec Nadia Santini, l’une des grandes dames de la scène culinaire italienne, grâce à l’entremise de son fils cadet, Alberto. Trois étoiles au guide Michelin attribuées en 1996 et tenues aujourd’hui encore : ça fixe une aura. Au bout du fil, dans un français charmant et musical, Nadia Santini m’explique qu’elle a écrit un texte dans la langue de Molière, des considérations sur la situation actuelle, et qu’elle aimerait me le lire. Elle y parle de la force de la littérature et de la culture, et puis de la cuisine qui devient culture. Elle évoque ses études en sciences politiques qui lui ont permis de rencontrer son mari Antonio et font qu’on la considère encore aujourd’hui comme une intellectuelle. Elle glisse un mot sur Relais & Châteaux, cette association née après la Seconde Guerre mondiale, et dont l’objectif est de « transmettre le bonheur et de rencontrer le monde entier ». Il y a du lyrisme chez Nadia Santini - 68 ans - quand elle considère que « les politiciens font les frontières et que l’amour et la cuisine passent par-dessus ». Du lyrisme, mais aussi un sacré courage : notamment quand le couple décide de transformer la trattoria fondée par les grands-parents d’Antonio en 1926 en ambassade à fourchette après avoir contracté le « feu sacré » dans les restaurants gastronomiques de l’Hexagone (Paul Bocuse, Pierre et Jean Troisgros, Roger Vergé…), lors de leur voyage de noces. Nadia succède à Bruna, sa belle-mère, en cuisine. Et Dal Pescatore devient Dal Pescatore.

« Quitter un restaurant en ayant appris quelque chose, c’est un vrai luxe »

 
Dans le répertoire de sa cuisine, il y a bien sûr les fameux tortelli à la courge dont les origines remontent à la Renaissance. Nadia Santini s’est approprié ce plat dont la recette se transmet de mère en fille en Italie. Et aussi celui de l’anguille frite, qui marine un jour entier dans un mélange de vinaigre et de vin blanc, réminiscence des parties de pêche d’Antonio avec son grand-père. Je ne résiste pas à l’envie de l’interroger sur les tuiles de parmesan dont tout le monde s’accorde à lui accorder la maternité. Elle a sans doute raconté l’histoire mille fois mais se prête de bonne grâce aux questions, comme si c’était une première. « C’était lors d’une soirée d’hiver. Depuis plusieurs jours il y avait un brouillard à couper au couteau ». Nadia décide qu’il faut de la fraîcheur pour contraster avec cette ambiance morose. Elle prépare un bouillon vert à base d’oignons nouveaux. « À côté, j’ai pris une poêle très chaude, j’ai mis un voile de beurre et une poignée de parmesan râpé. Une fois celui-ci fondu, j’ai pris une spatule en bois et j’ai retourné cette petite tuile. C’est devenu dur en dix secondes et j’ai parsemé le bouillon avec ces petites tuiles. C’était comme des étoiles. Il y avait le vert du printemps et le jaune de l’hiver. Beaucoup de clients voulaient connaître la recette alors je les ai invités en cuisine pour apprendre. Quitter un restaurant en ayant appris quelque chose, c’est un vrai luxe. »

J’évoquais plus haut la flamme qui s’était ravivée. Et effectivement, j’ai eu des frissons en écoutant Nadia Santini me raconter une autre anecdote alors que nous étions à mille kilomètres l’un de l’autre. Certains chefs ne savent s’exprimer qu’au travers d’une assiette. Chez d’autres - et Nadia est de ceux-là - la passion est palpable dans les mots. Cette femme est une conteuse qui ne le revendique pas.
 

Un bouillon d’enfance 


Un jour, un avocat de Chicago réserve une table dans son restaurant, quatre mois à l’avance. Peu avant la date, il appelle pour prévenir que sa femme a la grippe et ne peut rien avaler, mais qu’ils viendront malgré tout. « Autrefois, dans notre région, quand on avait la grippe mais pas d’argent pour payer le docteur ou des médicaments, on prenait un bouillon très riche et de la pâte. Cette pâte, au lieu de l’étirer, on la râpait comme du fromage dans le bouillon. » Nadia décide de renouer avec la tradition et prépare le bouillon antique pour la femme grippée. Mais Antonio Santini, qui opère en salle, refuse de servir ce plat qu’il trouve trop rustique. Alors Nadia assure le service. « La cliente a tout mangé. Elle s’est levée et est arrivée en cuisine en pleurant. Elle m’a raconté : “Quand j’avais 3 ans, ma grand-mère nous emmenait avec mes cousines à côté du lac Michigan. Les congères y étaient plus hautes que nous. Et elle nous préparait ce bouillon. Cela fait trente ans que je cherche à le refaire pour mes petits neveux ! ‘Je lui ai enfilé un tablier et elle a refait la recette. Et elle en a bu une deuxième tasse ! » Cinq ans plus tard, à l’occasion d’un tremblement de terre dans leur région, les Santini reçoivent des nouvelles de cette femme. « Elle m’a dit que je faisais partie de sa mémoire et que si nous avions besoin, ils pouvaient nous envoyer de l’argent, tout ce que nous voulions. C’est à ce moment-là que j’ai compris le pouvoir de l’émotion. »

À ce moment de la conversation, je n’ai plus qu’une envie : rejoindre le village lombard de Canneto sull'Oglio pour savourer les tortelli à la courge, le risotto aux truffes blanches et mais aussi d’autres merveilleuses histoires de Nadia Santini. Dans son documentaire de 2010 consacré à la cheffe, le réalisateur Paul Lacoste a cette phrase qui résonne si juste au terme de cet échange : « On pourrait appeler ça la magnifique simplicité. Avec en plus quelque chose de très émouvant. Je me demande d’où vient cette émotion. Est-ce qu’elle vient des produits ? Est-ce qu’elle vient de la cuisine italienne ? Est-ce qu’elle vient de Nadia Santini elle-même ? » 

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